La collection « Tracts » fera entrer les femmes et les hommes de lettres dans le débat, en accueillant des essais en prise avec leur temps mais riches de la distance
propre à leur singularité. Ces voix doivent se faire entendre en tous lieux, comme ce fut le cas des grands « tracts de la NRF » qui parurent dans les années 1930, signés par André Gide, Jules
Romains, Thomas Mann ou Jean Giono – lequel rappelait en son temps : « Nous vivons les mots quand ils sont justes. »
Puissions-nous tous ensemble faire revivre cette belle exigence.
« Tracts Gallimard » se réinvente durant notre temps commun de
confinement et de lutte contre la pandémie
Chaque jour, durant cette période de crise, « Tracts » publie, sous forme
numérique, des textes brefs et inédits d’auteurs déjà publiés dans la collection ou se sentant proches de celle-ci. Ces textes sont proposés gratuitement en téléchargement aux lecteurs ;
il sera temps, après la crise, de les réunir et les publier sous forme imprimée, dans un recueil spécial de « Tracts ».
Les « Tracts de crise », chacun à leur manière, selon leur tonalité ou
leur vision singulières, rendront compte de ce qui se passe pour nous tous. On peut être isolé mais s’adresser à tous ; soyons solitaires et solidaires, ainsi que nous y invitait Albert
Camus.
Ensemble et confinés, solidaires contre l’épidémie, pour les malades et les
soignants, pour nous tous.
Parution à heures fixes : 10 heures, 14 heures ou 20 heures (pause le dimanche)
Je vous propose d'écouter ou ré écouter quelques émissions littéraires. Un choix personnel mais vous pouvez m'adresser un lien
d'une émission que vous avez aimé.
Romancier, poète et traducteur italien, Erri de Luca est aussi un alpiniste confirmé. Son style d’écriture économe est à l’instar de sa pensée aiguisée.
Né à Naples le 20 mai 1950, Erri De Luca a grandi dans une famille bourgeoise napolitaine déchue, isolée de la population et de la vie de son quartier.
Ses romans ont tous un personnage principal : Naples et un trait autobiographique.
L’italien est sa deuxième langue après le napolitain et son père l’a toujours engagé à devenir un vrai « Italien ».
Dans l’entretien qu’il a donné à l’Heure Bleue à l’occasion de la publication de son texte Europe, mes mises à feu, il prône son idéal européen : une union plus intense
pour combattre les nationalismes.
Sa poétique politique est essentielle aujourd’hui.
Erri de Luca vient de publier aux éditions Gallimard un tract, Le samedi de la terre.
Lettres d'intérieur, émission de France inter depuis le 22 mars 2020.
Des textes courts d'écrivaines, écrivains ou comédiennes, comédiens à lire ou bien à écouter. Ils sont lus par Augustin Trapenard et
n'excèdent pas 4 minutes.
ça ne peut pas nous faire de mal.
Tahar Ben Jelloun est né à Fès et vit à Paris. En 1987, il remporte le prix Goncourt pour "La nuit sacrée". Peu de temps avant le début du confinement, il a
contracté le virus du Covid 19. Dans cette lettre adressée à un ami éloigné, il raconte son expérience de la maladie et comment il s'en est sorti.
Depuis que nous sommes confinés, chacun dans un pays, je sens que le temps qui nous unissait, nous sépare aujourd’hui.
Si je n’ai pas donné signe de vie durant deux semaines, c’est parce que j’ai été contaminé et je suis heureux aujourd’hui de t’annoncer que je suis guéri. Oui, je
fais partie de ces 95% de personnes ayant attrapé le coronavirus, qui ont eu la chance de le vaincre.
Mon silence était fait d’angoisse et d’espoir. Je ne voulais pas ajouter de l’inquiétude au stress que tu vivais.
Cela a commencé comme un petit rhume, mal à la tête, perte de l’odorat et du goût, puis une grande fatigue. Je me suis isolé chez moi, je ne suis plus sorti, je n’ai
vu personne et j’ai attendu. J’ai appelé nos amis communs pour les prévenir que la fête, toutes les fêtes, sont reportées. J’ai vécu des moments de haute solitude où je faisais des efforts pour
ne pas me projeter dans le futur. J’essayais de vivre au présent. Alors, avec de la persévérance, j’ai réussi à m’accrocher à la joie, à l’idée du bonheur, aux heures merveilleuses qui nous ont
élevés vers une belle amitié.
Fatigué mais pas abattu. J’écoutais John Coltrane et je volais sur les ailes de son génie. Je passais ensuite à Charlie Parker et je me laissais aller dans sa
« Nuit en Tunisie ». Je voyageais, je voguais et je pensais à toi, à nous. Mon imagination m’aidait à m’éloigner de la maladie. Au fond de moi, je luttais en silence pour empêcher le
virus d’atteindre mes poumons.
J’ouvrais ensuite le grand livre sur Henri Matisse, et je me retrouvais à Tanger en 1912 en compagnie de Zohra qui posait pour lui. J’entrais dans la vision du
paradis telle qu’il l’a peinte dans « Les Marocains », une toile énigmatique que nous avions tant admirée ensemble lors de sa dernière exposition à Beaubourg, c’était un jour de mai
2012.
L’art, la beauté, l’amitié m’ont aidé à abolir l’obsession de la mort. Oui, j’avoue avoir senti la mort rôder autour de la maison. Mais, je résistais en maintenant
mon rituel de vie. Je me rasais tous les matins, comme d’habitude ; je faisais ma toilette et je m’habillais avec des habits de couleur comme si je partais te retrouver pour déjeuner dans
nos restaurants favoris. Je me mettais à mon bureau et j’essayais de travailler.
J’ai découvert que le confinement n’est pas propice à l’écriture. Le temps, largement étendu, m’enveloppait comme du lierre m’empêchant de bouger. Alors, je me
levais et je convoquais nos souvenirs tenaces. Les souvenirs du temps de la joie et de l’insouciance.
Depuis que je suis guéri, je sens que cette épreuve m’a donné une énergie nouvelle ; je suis vivant, comme tu sais, j’aime la vie. Je regarde autrement le ciel
et le soleil, je suis plus attentif au chant des oiseaux et à la santé des autres, à mes proches et aussi à mes voisins. Je vais mettre des gants et un masque avant d’aller faire mes petites
courses ; je passerai chez la voisine du deuxième, très âgée, qui vit seule, je prendrai sa liste des choses à acheter. Et puis j’attendrai que les frontières s’ouvrent pour nous
retrouver.
Tahar Ben Jelloun
Nina Bouraoui est née à Rennes. Elle a grandi entre l'Algérie et la France. Dans son oeuvre empreinte de violence et de délicatesse, elle s'aventure sur les
terrains de l'intime, de l'identité et de l'écriture. Dans cette lettre, elle rend un dernier hommage à son grand-père maternel, disparu en mars.
Cher grand père, tu t’en vas en ce sombre mois de mars dans le salon bleu de la maison du Tabor, là où Simone, ton épouse, s’éteignait déjà, il y a quinze ans, sans
moi.
Je crois en la puissance des regrets : pardon. Je crois en la puissance des espaces : Simone t’attend et t’accompagnera, dès que tu te sentiras prêt à la
suivre, vers l’Invisible.
Enfant, le salon bleu était ma partie préférée de la maison, lieu transitoire de mes vacances d’été avant de gagner Saint Malo, Saint Briac, Saint Lunaire, terres de
mes amours primitives et solaires ; salon secret où je m’enfermais à la recherche d’un trésor que je n’ai jamais trouvé ; peut-être savais-je déjà qu’il serait votre dernier abri et le
lieu de notre dernier rendez-vous.
Je me tiens près de toi, les mains ouvertes et le cœur perdu, interdite d’étreinte et de baiser, tu es si fragile et tu sembles si fort, escorté par ta beauté qui ne
t’a jamais quitté. Je te regarde à peine, j’ai peur de te brûler.
Je suis sans mot, et pourtant, j’ai tant écrit sur notre famille qui n’a su ni s’entendre, ni se retrouver.
J’ai appris, tard, que tu me lisais, avec admiration et parfois fierté, mais la littérature peut échouer face au mur du silence.
Longtemps nous fûmes de faux adversaires, doux car désarmés.
En raison peut-être de ton très grand âge, nous nous sommes un jour rapprochés, sans devenir de véritables alliés, restant sur nos gardes, mais nous écrivant, nous
appelant, nous aimant je crois : nous étions comme les marins qui se saluent en pleine mer pour se protéger.
Tu portes un tricot blanc à manches courtes, tes bras sont posés sur le drap qui couvre ton ventre, ton corps, sec, noueux, me fait penser au corps de Samuel Beckett
que Richard Avedon a photographié. Je scelle vos deux images à tout jamais, unissant nos univers et nos croyances.
Je te promets d’honorer ta mémoire et laisse-moi te ramener au Merveilleux d’un matin d’août, au lendemain de mes neuf ans, quand nous gravissions le sentier d’une
colline qui nous éloignait de Nîmes, des arènes, de sa foule bruyante.
Nous étions ivres de liberté, grimpant sans compter nos forces, les jambes griffées par les ronces et les orties.
Nous étions fous de bonheur, tendus vers un but invisible dont nous avions tous les deux la prémonition.
Tu m’attendais quand je tardais et je t’attendais quand je te dépassais ; jamais je n’aurais été autant ta petite fille et jamais tu n’auras été autant mon
grand père.
Derrière les herbes hautes nous découvrîmes enfin les ruines d’un château médiéval.
Nous avons escaladé les tours à demi détruites, franchi les seuils des chambres et des salons, nous avons dansé avec des fantômes et gravi les marches du donjon.
Nous avions de l’imagination, mais une chose existait : unis par les branches d’un seul arbre, j’appartenais à ton histoire, moi, si hantée par mes origines qui
nous aurons tant séparés.
Je suis venue te dire adieu ; je préfère te murmurer : merci.
Nina Bouraoui
Leïla Slimani est née au Maroc. En 2016, elle a remporté le prix Goncourt pour "Chanson douce". Dans cette lettre adressée aux "incarcérés du monde entier",
elle nous invite à regarder au-delà des quatre murs de nos espaces confinés.
J’écris aux incarcérés du monde entier. Aux détenus de droit commun, aux emprisonnés politique, aux bagnards, à ceux qui croupissent dans un cachot et qui ignorent
pourquoi. J’écris aux femmes cloitrées, sous des voiles ou entre des murs, aux femmes empêchées de sortir, de se mêler aux autres, de toucher et d’être touchée.
J’écris aux fous qui se tapent la tête contre des murs, qui ruminent des pensées vagues, qui pleurent d’une peine dont ils ne connaissent pas le nom. J’écris à vous,
qui vivez sous blocus, dans les rues de villes en guerre, dans la terreur des bombes, des attaques, de l’ensevelissement de votre monde. J’écris aux médecins qui soignent dans les souterrains de
Syrie des enfants rendus fous par la solitude et le confinement.
J’écris aux trois millions d’enfants qui meurent, chaque année, de faim et de notre indifférence.
J’écris aux réfugiés de toutes les guerres, à ceux qui sont nés dans des camps et pour qui le monde n’est qu’un rêve, un lieu lointain et qui ne veut pas d’eux. Ces
camps où des enfants de huit ans se coupent les veines car l’avenir n’est qu’un mot, vide de lumière et de sens.
J’écris à ceux qui vivent enfermés entre des barbelés et des check point, aux enfants de Gaza, du Yémen et du Venezuela. A ceux qui ne trouvent plus de stylos, ni de
médicaments, à ceux qui ne peuvent apaiser les cris de faim de leurs enfants.
J’écris à ceux qui grandissent sous des pouvoirs qui les broient, qui les empêchent de parler et de rire et pour qui la terreur est le nom du quotidien. J’écris à
nos vieux, nos ancêtres, nos sages qu’on voit traîner parfois dans les rues de Paris, poussant un caddie à moitié vide. Ils ont les cheveux jaunes, la mine grise, ils n’ont parlé à personne
depuis deux jours et à la caisse, ils entament la conversation, surpris d’entendre le son de leur propre voix. J’écris aux enfants bulles, aux malades, aux impotents qui connaissent la solitude
ultime du corps, qui savent qu’il y a des douleurs qu’on ne peut partager.
Des douleurs qui se logent dans les os, dans le sang, qui ronge nos chairs et que l’amour des autres ne suffit pas à apaiser.
J’écris aux cadavres, ceux qui pourrissent dans la mer de mon enfance, ceux qu’on enterrent sous des pierres tombales qui ne portent pas de nom, sur les plages
de Cadix, de Lesbos ou de Lampedusa.
J’écris aux enfants qu’on met dans des cages, aux frontières de la plus grande démocratie du monde et qui la nuit, cherchent les bras de leur mère. J’écris aux
femmes battues qui entrent chaque soir chez elles comme on entre en cellule, terrifiées par le geôlier qui les attend, le poing fermé, la matraque à la ceinture. J’écris aux vagabonds, aux
clochards, aux femmes et aux hommes qui vivent sous la pluie et le vent. A ceux qui rêvent d’une chambre à eux, de quatre murs, d’une porte qu’on puisse fermer. D’un lieu d’où ils pourraient ne
pas sortir et où personne ne pourrait entrer.
Leïla Slimani
Daniel Pennac est écrivain. Il est né à Casablanca et vit à Paris. Dans cette lettre adressée à une jeune femme croisée dans le métro avant le confinement,
il célèbre avec tendresse, les vertus libératrices de la lecture.
Tu es, je crois, mon dernier souvenir de métro. De ces temps où nous pouvions nous déplacer tous ensemble, avant que corona ne nous enferme chez nous.
Ligne 6, tu étais assise en face de moi et tu lisais La guerre et la paix de Tolstoï. A en juger par l'épaisseur de ce qui te restait à lire, tu devais être
en pleine bataille de Borodino. A cette seconde où le prince André attend l'explosion de l'obus qui tournoie en crachotant à ses pieds et qui le tuera. Tu pouvais avoir dix-huit ans. Dans tes
yeux de lectrice l'ardeur disait clairement que tu manquerais ta station. Tu lisais pour toi-même, tu lisais pour Tolstoï, mais tu lisais aussi contre le métro, contre le boulot, contre tout ce
qui prétendait te priver d'être.
Ce que tu lisais je l'avais lu plus d'un demi siècle avant toi et je m'en souvenais encore. Est-ce la mort ? se demande le prince André en regardant l'obus
fuser si près de lui. Et voilà que pour la première fois il s'intéresse aux herbes qui frémissent, à l'air qu'il respire. Voilà que pour la première fois peut-être, il se sent absolument vivant.
Il ne veut pas mourir. Pourtant, à l'officier qui, près de lui, se jette à plat ventre pour ne pas être blessé, il dit : Un peu de dignité, voyons ! Une phrase de ce genre. Et l'obus
explose.
Eh bien voilà, ma pitchounette, l'obus a explosé. Il fallait nous y attendre. A force d'attiser le feu sous la cocotte minute, Boum ! On y a tous eu droit. Chacun
confiné chez soi sur toute la surface de la planète, mais désireux de vivre encore, comme le prince André. Plus de boulot, plus de métro. Plus que soi. Et tous occupés à espérer.
A espérer quoi, au fait ?
Dans mon cas à espérer que tu puisses un jour raconter ça à des enfants.
"Mes petits, dans les années 20, pendant ce foutu confinement dû au corona virus, j'ai découvert que la lecture sauvait de tous les enfermements. Un matin sur
France inter, un type a raconté que le philosophe Antonio Gramsci lisait Kipling et Anna Karenine pour s'évader des prisons de Mussolini, que Soljénitsyne, l'auteur de L'archipel du
Goulag, écrivait et lisait contre le bagne et le cancer, que le Chinois Dai Sijie s'était sauvé de son camp de rééducation en lisant Balzac, que, pour ne pas devenir fou, l'otage Jean-Paul
Kaufmann avait relu indéfiniment le deuxième volume de Guerre et Paix.
Ce jour-là, les enfants, j'ai donné rendez-vous aux 28 locataires de mon immeuble pour deux heures de lecture quotidienne. Je me suis assise sur mon palier et je
leur ai lu Cent ans de solitude, le roman de Gabriel Garcia Marquès. Une heure le soir, une heure le matin, juste avant qu'ils ne s'endorment et juste après qu'ils se réveillent. Je
n'irai pas jusqu'à dire que ce furent les cent plus belles années de nos vies, mais en tout cas ce ne fut pas du temps perdu.
Voilà ma toute belle, je pense qu'un jour tu raconteras ça aux jeunes générations. En attendant, j'embrasse ton beau visage de lectrice. Vivent toi et ton futur.
Daniel Pennac
Christiane Taubira est née à Cayenne. Elle a été Garde des sceaux entre 2012 et 2016. Dans cette lettre adressée à une jeune femme sans abri, elle use de
son art de la digression, pour mieux exprimer son inquiétude concernant la vulnérabilité des personnes sans domicile face à l'épidémie.
Avant tes mots, c’est ta moue puis ton sourire puis une légère raideur vertébrale qui me répondent… m’auraient répondu. Car je ne peux plus passer te voir. C’est
ainsi depuis plus de quatre mois maintenant. Je vis à des milliers de kilomètres. Ici, nous n’avons pas besoin de guetter un printemps capricieux. Il fait beau toute l’année. Et ce n’est pas
un cliché. Même les deux saisons pluvieuses sont traversées, tous les trois ou quatre jours, d’après-midis ardemment ensoleillées.
D’ailleurs depuis quelques temps, ici comme partout, le temps fait comme il veut. Les météorologistes eux-mêmes semblent désorientés. Et je peux te dire que le
Covid n’a rien à y voir. C’était déjà comme ça des mois avant ce fléau. C’est étonnant la vie des mots ! Il n’y a pas si longtemps, disons quoi, vingt, trente ans - pour toi qui n’étais pas
née, évidemment, ça fait un siècle - donc il n’y a pas si longtemps, calamité était un mot plus fort que fléau. Calamité suggérait une plus grande diversité de dégâts. Je ne crois pas que ça
ait à voir avec son genre… féminin. Je pense plutôt que ses sonorités courtisaient l’imagination bien davantage que ne sait le faire le fléau. Assurément, ce n’est pas tout à fait ainsi que
le dit le Dictionnaire historique des mots, d’Alain Rey. Mais les savants proposent, les langages populaires disposent.
Je te disais donc, chère Julie, que les météorologistes perdent le nord. Ou plutôt le sens des marées. Il faut dire que c’est à vue d’œil que la mer se livre à
des foucades. Elle se retire loin, très loin, laisse remonter puis durcir pendant des heures, d’immenses étendues de vase parcourues ça et là d’entailles plus tendres, presque liquides, où
les aigrettes, ces oiseaux au plumage immaculé qui volent en escadrilles, se régalent de larves jusqu’au retour de l’eau. Chez nous, l’eau de la mer est marron car elle reçoit les alluvions
de l’Amazone. Cela fait près d’un an déjà que la mer joue à ça. Il n’y aucune raison pour que les choses aient changé ces deux dernières semaines. Je crois plutôt que cela va durer encore une
bonne année et que nous verrons revenir plus tôt que d’habitude la mangrove de palétuviers.
Mais je suis incorrigible avec mes digressions ! Ce n’est pas de la mer que j’avais prévu de te parler. Je voulais juste te dire que je pense très fort à toi. Et
à quelques autres, ici et chez toi. Je me demande ce que tu deviens. J’avais renoncé à te convaincre. Par respect pour ton choix de liberté. Mais je n’ai jamais cessé d’en être inquiète. J’ai
admis ce choix dès la nuit de notre première rencontre. J’accompagnais une maraude du SAMU. Tu ne voulais pas être hébergée. Admettre ne signifie ni comprendre ni accepter.
Julie ? Julie ???? Tu réponds ?!
Je repasserai. Je reviendrai dans cet angle de rues. Et ta moue et ton sourire et ta raideur m’accueilleront. Dis-moi oui.
Christiane Taubira"
Sorj Chalandon est écrivain et journaliste. Il est né à Tunis. Son oeuvre est une examen minutieux de catastrophes collectives et intimes. Dans cette lettre
dédiée aux femmes battues, il exhorte les victimes de violences conjugales à se mettre à l'abris.
J’écris de la maison parce que c’est moins loin de chez moi, le 3 avril 2020
Depuis quelques jours, « Les passantes » tournent lentement dans ma tête. La chanson triste et belle de Henri Pol et Georges Brassens. « À celles qui
sont déjà prises / Et qui, vivant des heures grises / Près d’un être trop différent / Vous ont, inutile folie / Laissé voir la mélancolie/ D’un avenir désespérant. »
Aujourd’hui, les passantes ne passent plus. Certaines sont confinées auprès de cet être trop différent, prisonnières de cet avenir désespérant. Et c’est à elles que
je m’adresse.
À vous, qui n’aviez que l’air libre pour respirer, la rue, le travail, les copines, tous ces instants sans lui. À vous, qui rentrez le soir la peur au ventre, en
l’entendant marcher derrière la porte. À vous, que ses silences terrorisent autant que ses cris. À vous, qui cachez aux autres vos yeux meurtris derrière des sourires tristes. À vous, qui
prétendez une fois encore vous être cognées contre un meuble. À vous, qui redoutez que sa main se transforme en poing. À vous, qui protégez vos enfants de sa rage. À vous qui pleurez tout bas. À
vous, qui êtes prisonnières du virus, de vos murs, d’un homme cogneur. À vous, qui êtes captives d’un salaud.
Je ne connais pas votre prénom, mais à le prononcer, voilà les prénoms du monde. Tous les visages. Toutes les couleurs de peau. Peu importe votre vie. Beaux
quartiers, quartiers vilains, vos larmes ont le même goût de sel. Et où que ce soit. Dans cette pièce misérable ou ce salon somptueux, vous êtes sœurs de douleurs.
Nous rendons hommage, et c’est justice, aux soignants qui combattent à mains nues. Aux inconnus, aux invisibles, à ceux qui font que la machine cahote sans
s’arrêter.
Mais vous, qui vous console ? Lorsque vous souffrez, lorsque vous mourrez, je n’entends monter que des voix de femmes. Ils sont où, les hommes ? Pas les
mecs, les hommes ? Ceux qui devraient combattre à vos côtés ?
Depuis des jours, le salaud a fixé un bracelet électronique à votre cheville. La promenade se fera autour du pâté de maison. Quelques courses et retour à la case
prison. Les enfants, le ménage et le salaud qui ne sait plus quoi faire de lui. Qui occupe le coin télé. Le salaud qui boit la bière de trop.
Nous sommes loin de vous, passantes. Nous, applaudissant aux fenêtres, vous dissimulées derrière vos volets. Mais sachez que nous pensons à vous.
Nous pensons à vous parce qu’en plus des murs clos, un Minotaure vous terrorise. Et que cette idée doit nous être insupportable, à tous. Pas seulement en ces temps
prisonniers mais après, bien après, lorsque nous nous embrasserons dans la rue et que vous resterez en cellule.
Sur nos autorisations de circuler, une case indique: « déplacements pour motif familial impérieux, pour l’assistance à personnes vulnérable ». En cas de
danger, vous êtes cette personne vulnérable. Et vous mettre à l’abri est un devoir impérieux.
C’est à vous, a dit le poète, que je voulais dédier ces mots…
Sorj Chalandon
Yasmina Khadra est écrivain. Il est né en Algérie. On lui doit notamment "Les hirondelles de Kaboul". Dans cette lettre adressée à sa mère décédée, il lui
témoigne sa reconnaissance, se souvient d'instants de grâce, et exprime son désarroi face au temps qui sépare les êtres qui se sont aimés.
Depuis quelques jours, je suis confiné chez moi à cause du coronavirus. L’enfermement est devenu une habitude, pour moi. Je sors rarement. Le temps parisien ne se
prête guère à un enfant du Sahara qui ne reconnaît le matin qu’à sa lumière éclatante et qui a toujours rangé la grisaille du côté de la nuit.
Je suis en train de terminer un roman — le seul que j’aurais aimé que tu lises, toi qui n’as jamais su lire ni écrire. Un roman qui te ressemble sans te raconter et
qui porte en lui le sort qui a été le tien.
Je sais combien tu aimais la Hamada où tu adorais traquer la gerboise dans son terrier et martyriser les jujubiers pour quelques misérables fruits. Eh bien, j’en
parle dans mon livre comme si je cherchais à revisiter lieux qui avaient compté pour toi. Je parle des espaces infinis, des barkhanes taciturnes, des regs incandescents et du bruit des
cavalcades. Je parle des héros qui furent les tiens, de Kenadsa et de ses poètes, des sentiers poussiéreux jalonnés de brigands et des razzias qui dépeuplaient nos tribus.
C’est toi qui m’as donné le courage de m’attaquer enfin à cette épopée qui me hante depuis des années. Je craignais de n’avoir pas assez de souffle pour aller au
bout de mon texte, mais il a suffi que je pense à toi pour que mes peurs s’émiettent comme du biscuit.
Chaque fois que j’emprunte un chapitre comme on emprunte un passage secret, je perçois une présence penchée par-dessus mon épaule. Je me retourne, et c’est toi, ma
maman adorée, ma petite déesse à moi. Je te demande comment tu vas, Là-haut ? Tu ne me réponds pas. Tu préfères regarder l’écran de mon ordi en souriant à cette écriture si bien agencée dont
tu n’as pas les codes. Je sais combien tu aimes les histoires. Tu m’en racontais toutes les nuits, autrefois, lorsque le sommeil me boudait. Tu posais ma tête sur ta cuisse et tu me narrais les
contes berbères et les contes bédouins en fourrageant tendrement dans mes cheveux. Et moi, je refusais de m’assoupir tant ta voix était belle. Je voulais qu’elle ne s’arrête jamais de bercer mon
âme. Il me semblait, qu’à nous deux, nous étions le monde, que le jour et la nuit ne comptaient pas car nous étions aussi le temps.
C’est toi qui m’a appris à faire d’un mot une magie, d’une phrase une partition et d’un chapitre une saga. C’est pour toi, aussi, que j’écris. Pour que ta voix
demeure en moi, pour que ton image tempère mes solitudes. Toi qui frisais le nirvana lorsque tu te dressais sur la dune en tendant la main au désert pour en cueillir les mirages ; toi qui ne
pouvais dissocier un cheval qui galopait au loin d’une révélation divine, tu te sentirais dans ton élément dans ce roman en train de forcir et tu ferais de chacun de mes points d’exclamation un
point d’honneur. Comment oublier l’extase qui s’emparait de toi au souk dès qu’un troubadour inspiré se mettait à affabuler en chavirant sur son piédestal de fortune ?
Pour toi, comme pour Flaubert — un roumi qui n’était ni gendarme ni soldat, rassure-toi — tout était vrai. Etaient vraies les légendes décousues, vraie la rumeur
abracadabrante, vrai tout ce qui se disait parce que, pour toi, c’était cela le pouls de l’humanité. Quand il m’arrive de retourner à Oran, je vais souvent m’asseoir à notre endroit habituel et
convoquer nos papotages qui se poursuivaient, naguère, jusqu’à ce que tu t’endormes comme une enfant.
C’était le bon vieux temps, même s’il ne remonte qu’à deux ans — deux ans interminables comme deux éternités. Nous prenions le frais sur la véranda, toi, allongé sur
le banc matelassé et moi, tétant ma cigarette sur une marche du perron, et nous nous racontions des tas d’anecdotes en riant de notre candeur. Tu plissais les yeux pour mieux savourer chaque
récit, le menton entre le pouce et l’index à la manière du Penseur.
Mon Dieu ! Que faire pour retrouver ces moments de grâce ? Quelle prière me les rendrait ? Mais n’est-ce pas dans l’ordre des choses que de devoir
restituer à l’existence ce qu’elle nous a prêté ? On a beau croire que le temps nous appartient, paradoxalement, c’est à lui que revient la tâche ingrate de séparer à jamais ceux qui se
chérissent. Ne reste que le souvenir pour se bercer d’illusions. Ma petite maman d’amour, depuis que tu es partie, je te vois dans toute grand-mère ? Qu’elles soient blondes, brunes ou
noires, il y a quelque chose de toi en chacune d’elles. Si ce ne sont pas tes yeux, c’est ta bouche ; si ce n’est pas ton visage, ce sont tes mains ; si ce n’est pas ta voix, c’est ta
démarche ; si ce n’est rien de tout ça, c’est l’émotion que tu as toujours suscitée en moi.
Et pourtant, partout où je vais, même là où il n’y a personne, c’est toi que je vois me faire des signes au fond des horizons. Tantôt étoile filante dans le ciel
soudain triste que tu lui fausses compagnie, tantôt île de mes rêves au milieu d’un océan de tendresse aussi limpide que ton cœur, tu demeures mon aurore boréale à moi. Si je devais un jour te
rejoindre, maman, je voudrais qu’il y ait une part de nous deux dans tout ce qui nous survivrait. Puisque seul l’amour sait nous raconter à ceux qui savent écouter.
Yasmina Khadra
N.B - Yasmina Khadra a écrit deux versions de cette lettre. La première, pour qu'elle soit lue à l'antenne. La seconde, plus longue, retranscrite ici.
Susie Morgenstern est née dans le New Jersey, aux Etats Unis. Elle vit et travaille à
Nice, où elle écrit des livres pour la jeunesse. Dans cette lettre adressée à ses petits-enfants, elle parle de procrastination, d'écriture et de solidarité.
Vous le savez déjà : je ne suis pas une fée du ménage. Je suis disciplinée pour certaines choses et pas pour d’autres. Mais, je voudrais profiter de cette
période de confinement à Nice pour faire le grand nettoyage de printemps sachant que je ne suis pas douée.
Je vais vraiment m’appliquer. D’abord, j’écris quelques lignes pour me donner du courage et puis promis, j’y vais. Et oui, je préfère écrire une histoire que de
faire le tri dans mes affaires. Me voilà prête. J’ouvre un tiroir, la boîte de Pandore, une jungle de machins et de trucs que la consommation frénétique de ma jeunesse a fait s’accumuler. Je
regarde, consternée, mais je ne touche à rien ! Est-ce que j’ai vraiment besoin de quatre louches, trois couteaux à pain, six paires de ciseaux, cinq agrafeuses et des collections infinies de
pacotille ?
Je ne referme pas le tiroir, mais je m’enfuis devant mon écran. Tout sauf ça. La mauvaise conscience me pousse à y retourner et à contempler la scène du crime. Je
garde tout, au cas où l’un de vous en aurait besoin le jour où vous vous installerez en ménage. (Il y a une louche pour chacun d’entre vous !)
Je prépare mon déjeuner.
Le tiroir me nargue. Après la sieste, peut-être …
Au lit, je ne me permets pas plus de cinq pages de relecture de Virginia Woolf « Une chambre à soi ». Au compte gouttes pour savourer. Et comme chaque
fois que je lis un chef d’œuvre, j’espère que vous le lirez aussi. Que vous lirez tout court !
Je retourne au travail. Je parcours mes messages. On me demande un article. Autant commencer tout de suite. Mais le tiroir est ouvert comme la bouche béante d’un
monstre. Je remarque un chocolat qui aurait pu être là depuis l’antiquité.
Je le mange. Et puis d’un coup décisif et déterminé, je vide le tiroir pour former une montagne sur la table de la salle à manger. Il y a un vieux cahier et des
stylos. Je m’assois pour les essayer et je retrouve le plaisir d’écrire sur du papier. Je pense à tous mes manuscrits écrits à la main avec nostalgie.
Mes yeux tombent sur un paquet de ballons de toutes les couleurs, un stock suffisant pour une future fête gigantesque. J’en gonfle un. Puis, un à un, je les gonfle
tous. C’est un effort considérable, mais je ne peux pas m’arrêter. Les ballons remplissent la maison de légèreté, d’espoir, de folie. Un à un je les envoie par la fenêtre, mon message de
gratitude et d’admiration au personnel soignant. Je les connais bien après ma longue maladie, ces anges sur terre, nos héros. Chaque ballon dit « I love you ! »
Comme les ballons sont appropriés ! Aujourd’hui c’est mon anniversaire: j’ai 75 ans ! Happy birthday to me !
Mes ballons expédiés, je fixe le contenu du tiroir, je fais les cent pas et d’un geste définitif et concluant, je remets toute la pagaille à sa place. Dans un mois
peut-être ?-
Entre temps, ne serait-il pas urgent et important de vider le tiroir du bric à brac qui se trouve dans ma tête ?
Mes chéris, savez-vous combien je vous aime ?
Votre Bubie,
Susie Morgenstern
Annie Ernaux est écrivaine. Elle vit à Cergy, en région parisienne. Son oeuvre oscille entre l'autobiographie et la sociologie, l'intime et le collectif.
Dans cette lettre adressée à Emmanuel Macron, elle interroge la rhétorique martiale du Président.
« Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps ». À vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans
doute quelque chose. C’est le début de la chanson de Boris Vian Le déserteur, écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Aujourd’hui, quoique vous le proclamiez,
nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle
en sautant d’un individu à un autre. Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de
scientifiques, de soignants. Or, depuis que vous dirigez la France, vous êtes resté sourd aux cris d’alarme du monde de la santé et ce qu’on pouvait lire sur la banderole d’une
manif en novembre dernier -L’état compte ses sous, on comptera les morts - résonne tragiquement aujourd’hui. Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement de
l’Etat, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux, tout ce jargon technocratique dépourvu de chair qui noie le poisson de la réalité. Mais regardez, ce sont
les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du pays : les hôpitaux, l’Education nationale et ses milliers de professeurs, d’instituteurs si mal
payés, EDF, la Poste, le métro et la SNCF. Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux
caisses, de livrer des pizzas, de garantir cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle, la vie matérielle.
Choix étrange que le mot « résilience », signifiant reconstruction après un traumatisme. Nous n’en sommes pas là. Prenez garde, Monsieur le
Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps pour désirer un nouveau monde. Pas le
vôtre ! Pas celui où les décideurs et financiers reprennent déjà sans pudeur l’antienne du « travailler plus », jusqu’à 60 heures par semaine. Nous sommes nombreux à ne plus
vouloir d’un monde dont l’épidémie révèle les inégalités criantes, Nombreux à vouloir au contraire un monde où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger,
s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité. Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler
notre vie, nous n’avons qu’elle, et « rien ne vaut la vie » - chanson, encore, d’Alain Souchon. Ni bâillonner durablement nos libertés démocratiques, aujourd’hui
restreintes, liberté qui permet à ma lettre – contrairement à celle de Boris Vian, interdite de radio – d’être lue ce matin sur les ondes d’une radio nationale.
Annie Ernaux
JMG Le Clézio est écrivain. En 2008 il recevait le prix Nobel de Littérature. Dans cette lettre, adressée à sa petite fille, il fait le voeu d'une société
dans laquelle les femmes ne seront plus victimes de la violence des hommes.
Je vais essayer de te dire comment c'était d'être une femme quand j'avais vingt ans.
Tomber enceinte en dehors du mariage, à cette époque, c'était entrer dans un cauchemar. La contraception n'existait pas vraiment. Pour une fille il était absolument
impensable d'entrer dans une pharmacie et de demander des préservatifs. Elle pouvait (avec l'accord de ses parents) se faire placer un stérilet, mais quels parents auraient accepté cette
honte ? Il existait, en revanche - et tout le monde le savait, même si personne n'en parlait ouvertement - des spécialistes, des faiseuses d'anges (c'était le joli surnom sinistre que ces
femmes portaient).
Être une femme libre de son corps à cette époque était très compliqué. Mais il y avait beaucoup d'autres problèmes. Je ne vais pas te parler des brutalités que
les hommes faisaient parfois subir aux filles - en toute impunité, parce que, sous la pression morale des familles, il était impensable qu'une fille portât plainte pour des attouchements ou
viols. Je me contenterai de mentionner le climat d'extrême prédation qui régnait à peu près partout, par exemple a la Fac de Lettres, où un des profs (un docteur en littérature américaine)
s'attaquait systématiquement à toutes les étudiantes, les convoquant dans son bureau sans témoins pour essayer d'obtenir, en échange d'une bonne note aux examens, des faveurs qu'elles essayaient
de refuser. Cet homme était une des stars de l'Université, bardé de décorations et encensé par l'Académie. C'était aussi un salopard, mais personne n'en parlait. Apprendre à être une femme, en ce
temps-là, c'était apprendre à vivre dangereusement. En silence. Pourtant, l'amour existait, et dans l'innocence et l'expérience, la violence de la vie trouvait bien sa rédemption.
À l'heure où je t'écris cette lettre - alors que tu commences à peine à vivre - les femmes ont décidé de ne plus se soumettre à la violence de certains hommes. Elles
ont décidé de se battre, de faire savoir, de résister. Tu devras les admirer pour cela et opposer un sarcasme à la prétendue indignation de tous ceux qui veulent voir dans ce combat un ressaut de
puritanisme et une moralisation militante, voire une manœuvre pour prendre le pouvoir. Ce combat n'est pas facile : l'on discute beaucoup sur la différence qu'il y aurait entre l'artiste et
la vie. L'art aurait le privilège de se situer dans les limbes, au-dessus de toute morale. Par son talent, l'artiste transcenderait les turpitudes de sa conduite réelle. J'espère que dans le
temps où tu vivras, loin de moi, loin de notre époque un peu folle, on ne se posera plus cette question - et que seront définitivement renvoyés dans la nuit des mythes, la Barbe-Bleue et Agostino
Tassi, l'agresseur d'Artémisia
Gentileschi - et bien sur, Matzneff et Polanski."
J.M.G. Le Clézio
Ariane Ascaride est comédienne. Elle est née à Marseille, vit à Montreuil. Son nom est associé au cinéma de Robert Guédiguian. Dans cette lettre de
contrition adressée à un adolescent inconnu, elle explique en quoi la pandémie actuelle révèle et exacerbe les inégalités sociales.
Je décide de t’appeler « Beau gosse ». Je ne te connais pas. Je t’ai aperçu l’autre jour alors que, masquée, gantée, lunettée, j’allais faire des courses
au pas de charge, terrifiée, dans une grande surface proche de ma maison. Sur mon chemin, je dois passer devant un terrain de foot qui dépend de la cité dans laquelle tu habites et que je peux
voir de ma maison particulière pleine de pièces avec un jardin.
Je suis abasourdie de vivre une réalité qui me semblait appartenir à la science fiction.
À mon réveil chaque jour je prends ma température, j’aère ma maison pendant des heures au risque de tomber malade, paradoxe infernal et ridicule. La peau de mes
mains ressemble à un vieux parchemin et commence à peler, je les lave avec force et savon de Marseille toutes les demie heures. Si je déglutis et que cela provoque une légère toux, mon sang se
glace et je dois faire un effort sur moi-même pour ne pas appeler mon médecin. Je n’ai d’ailleurs pas fui en province pour rester proche de lui. Je deviens folle !
Sortir me demande une préparation mentale intense, digne d’une sportive de haut niveau, car pour moi une fois dehors tout n’est que danger ! Et c’est dans cet
angoissant état d’esprit, que je t’ai vu, loin, sur ce terrain de foot, insouciant, jouant avec tes copains, vous touchant, vous tapant dans les mains comme des chevaliers invincibles protégés
par le bouclier de la jeunesse.
Vous étiez éclatants de sourire, d’arrogance, de vie mais peut-être aussi porteurs de malheurs inconscients.
Si vous étiez dehors, c’est qu’il n’est pas aisé d’être je ne sais combien dans un appartement toujours trop étroit, c’est invivable et parfois violent.
Vos parents travaillent, eux, toujours, à faire le ménage dans des hôpitaux sans grande protection ou à livrer toutes sortes de denrées et de colis que nous
récupérerons prudemment avec nos mains gantées après qu’ils ont été posés devant nos portes fermées. Prudence oblige.
Bakari, je suis née dans un monde similaire au tien je n’ai eu de cesse de l’avoir toujours très présent dans mon cœur et ma mémoire, et je n’ai eu de cesse de le
célébrer et d’essayer de faire changer les choses.
Aujourd’hui je te demande pardon, à toi porteur sain certainement qui risque d’infecter l’un des tiens.
Je te demande pardon de ne pas avoir été assez convaincante, assez entreprenante, pour que la société dans laquelle tu vis soit plus équitable et te donne le droit
de penser que tu en fais partie intégrante. Tout ce que je dis aujourd’hui, tu ne l’entendras pas, car tu n’écoutes pas cette radio.
Je voudrais juste que tu continues à exister, que ta mère, ton père, tes grands-parents continuent à exister, à rire et non pleurer.
Je ne sais pas comment te parler pour que tu m’entendes : je suis juste une pauvre folle masquée, gantée, lunettée, qui passe non loin de toi et que tu regardes
avec un petit sourire ironique car tu n’es pas méchant, tu es simplement un adolescent qui n’a pas eu la chance de mes enfants.
Ariane Ascaride
Léonora Miano est écrivain. Elle est née au Cameroun et partage sa vie entre le Togo et la France. Dans cette lettre adressée au musicien Manu Dibango,
victime du Covid 19, elle rend un dernier hommage à celui qui a fait briller les lumières du continent africain dans le monde entier.
C’est ainsi que je t’appelais. D’ailleurs, même si nous ne nous fréquentions pas, c’est ce que tu étais. Mon premier souvenir de toi me ramène à ma toute petite
enfance. Mes parents reçoivent, dans notre maison du quartier Kumasi à Douala, un type à l’allure impressionnante. Un géant au crâne rasé et à la voix grave, dont le rire fait trembler la
terre.
Quand tu seras parti, papa me tendra un 45 tours avec toi sur la pochette. Tu étais déjà si célèbre que l’on t’avait requis pour promouvoir un des nouveaux modèles
de la marque Toyota. Cette chanson promotionnelle fut gravée sur un disque. Le Cameroun dansa au son de : « La Toyota Corolla est fantastique », exactement comme s’il s’était agi
de n’importe lequel de tes tubes. Tu avais mis, dans ce morceau, la même exigence, la même créativité, la même chaleur, que dans tout ce que tu nous as offert.
Au fil des années, ton nom devint celui d’une divinité de la musique. Arrivant à Paris, les musiciens africains, de toutes origines, se mirent à ta recherche. Te
côtoyer. Apprendre auprès de toi. Beaucoup devinrent des vedettes parce qu’ils avaient joué avec toi. Et l’Afrique abolit ta nationalité. Tu venais du Cameroun, mais tu étais à tous, et tu
offrais le monde. Sans lever le poing ni faire de grands discours. Simplement en mêlant les musiques, en présentant tes orchestres dont les visages avaient toutes les couleurs. Tes choristes,
d’où qu’elles viennent, apprirent à prononcer les mots du douala, cette langue à laquelle tu ne renonças pas. Ses rythmes, ses intonations, te donnaient cet accent unique. Dans toutes les
langues, tu parlais celle-là.
Pourtant, quand tu souhaitas retrouver ton pays, lui apporter ta lumière, on voulut l’éteindre. Le public fut au rendez-vous, mais d’autres te mirent des bâtons dans
les roues. Cette période prit des allures de film noir avec, au générique, toutes les crapules imaginables. Il fallut plier bagage, renoncer. La France sut t’accueillir à nouveau, te célébrer et
te chérir. Tu t’es éteint en France, après soixante années d’une carrière incomparable.
Soixante ans à faire vibrer ton saxophone sur les scènes du monde. Tu as toujours été là, présence africaine lumineuse. Un jour, tu rejoindrais les étoiles, mais
nous te souhaitions un voyage paisible. Nous n’attendions pas que ce virus te tue et dérobe nos adieux : frontières closes, rassemblements interdits, impossible de te rendre l’hommage
mérité. Nous devions venir, et nous serions venus. Des quatre coins du monde. On se serait fait beaux. On aurait eu du style. On aurait dansé pour chasser le chagrin, t’ouvrir le passage vers
l’autre vie. Il y a une danse pour cela, qui fait couler les larmes et apaise en même temps. Tu aimais que l’on danse.
Alors, on danse. Et on te remercie. Bon voyage, tonton Manu.
Léonora Miano
Erri De Luca est un écrivain italien, vivant à Rome. Sa voix, portée par une parole politique, humaniste et poétique, est celle d'un éternel dissident. Dans
cette lettre adressée à une activiste, actuellement incarcérée à Turin, il nous parle d'espoir, d'union et de lutte.
Lettre adressée à Nicoletta Dosio, 74 ans, enseignante de latin et de grec, à la retraite, condamnée à un an de prison pour la lutte contre le tunnel de Val di
Susa, et depuis trois mois recluse à Turin.
"Chère Nicoletta,
En ces jours, je relis. J’ai à nouveau sur mes genoux les lettres de Rosa Luxembourg depuis la prison de Berlin. Dans l’une, adressée à Mathilde Jacob le
7 fevrier 1917, Rosa raconte le cri de la mésange, tss-vi, tss-vi. Elle sait l’imiter au point que la mésange s’approche de ses barreaux.
Rosa écrit :
Malgré la neige, le froid et la solitude, nous croyons, moi et la mésange, à l’arrivée du printemps.
Et nous voici aux jours qui déclarent l’hiver expiré. Tu es recluse, et par une mystérieuse solidarité, un peuple tout entier s’est enfermé chez lui. Les roues
ne roulent pas, le Nord de l’Italie émigre au Sud, les balcons se remplissent de familles. Les économistes ont disparu : tout le pouvoir et toute la parole sont aux médecins.
Je suis dans mon champ, et je regarde la progression des bourgeons sur les arbres. En Italien « bourgeon » et « gemme » sont le même mot :
« gemma ». Donc chez nous, les bourgeons sont aussi des pierres précieuses et le Printemps est une joaillerie à ciel ouvert pour toutes celles et ceux qui savent l’admirer.
Ici, les personnes se font la politesse de se tenir à l’écart, de s’éviter
Chez vous, dans les cellules, il n’y a même pas l’espace de se tourner. Aux malades de pneumonie manque l’air, que vous devez respirer à plusieurs. Les prisons
surpeuplées sont devenues, par surcharge pénale, des laboratoires de l’étouffement.
Mais la vallée pour laquelle tu t’es battue et pour laquelle tu es en prison continue à produire et souffler un oxygène politique, celui qui surgit de l’intérieur
d’une communauté, qui resserre ses fibres, et ainsi donne droit de citoyen à qui est traité par le pouvoir comme un sujet feudataire. Votre vallée, traitée comme une province rebelle,
continue à faire obstacle au viol de son territoire.
Ton calme inflexible et intransigeant est celui de ta communauté. Il se manifeste quand un peuple se réveille.
Je suis fier de pouvoir m’adresser à toi, chère Nicoletta, avec le pronom « tu », fier d’être un parmi vous.
Je t’attends ici et te promets qu’à ta sortie tu trouveras la même union et le même printemps.
Je t’embrasse fort,"
Erri de Luca
Alain Mabanckou est écrivain. Né au Congo-Brazzaville, il vit à Los Angeles, aux États-Unis, où il enseigne la littérature francophone. Dans cette lettre
adressée à la France, il invoque les vertus de la solidarité.
Je suis loin de toi, pourtant plus que jamais proche de ton cœur en ces temps où le monde doute de lui-même, agressé par un ennemi imperceptible. Les
conséquences désastreuses de ces attaques ont considérablement changé notre manière de nous témoigner notre amour. Si je ne peux à présent t’embrasser, te prendre la main ou te chuchoter les mots
les plus tendres, mes pensées, elles, n’ont jamais été aussi fortes que pendant cette période de confinement.
La Californie où je réside a, elle aussi, limité les mouvements des individus, les réduisant à demeurer en permanence dans leur domicile. Je lis avec attention
tes nouvelles qui traversent l’Atlantique, je me réjouis des énergies que tu déploies, et c’est toujours ainsi que tu as souvent surmonté les épreuves les plus tragiques de ton histoire.
Dans mes prières quotidiennes, je pense aux personnes les plus fragiles, aux démunis, à celles qui risquent leur vie pour nous, à celles qui proposent leur
humilité et leur générosité en réponse à la propagation de cette pandémie qui ne nous laisse pas pour l’heure entrevoir le bout du tunnel d’où proviendrait la lueur salvatrice du
soulagement.
Dans cette atmosphère, nos querelles habituelles ne deviennent plus que des échos insipides, et tout ce que nous avons jusqu’alors pris pour acquis affiche désormais
un coût hors de notre portée, quelle que soit notre classe sociale.
J’ai appris depuis mon pays d’origine, le Congo-Brazzaville, que le malheur a la mémoire courte et la vue réduite. Il se moque des mappemondes, des noms de
contrées et entre chez vous sans frapper à la porte. Notre ultime bouclier a pour nom solidarité. Mais nous avons perdu son sens pour le règne impitoyable du chacun pour soi. Nos
illustres écrivains nous ont pourtant dissuadé d’emprunter cette sente de l’égocentrisme.
Pour Victor Hugo, « le propre de la solidarité, c’est de ne point admettre d’exclusion ».
Dans Terre des Hommes Saint-Exupéry a noté des propos qui prennent actuellement une résonnance particulière :
« En travaillant pour les seuls biens matériels nous bâtissons nous-mêmes notre prison. Nous nous enfermons solitaires, avec notre monnaie de cendre qui ne
procure rien qui vaille de vivre. »
Des mots qui devraient pousser à la réflexion celles et ceux qui estiment que leur survie individuelle est au-dessus de l’urgence de la pérennité du genre
humain…
Mais, chère France, la solidarité que nous réclamons aujourd’hui devrait également prévaloir demain lorsque le soleil reprendra majestueusement son cycle,
satisfait d’avoir enfin consumé l’armée de ces bêtes terribles qui, dans leur capacité d’ouvrir les batailles sur tous les fronts, s’imaginaient défaire notre planète en s’appuyant sur notre
impréparation.
Nous sommes une chaîne dont chacun des maillons, même les plus minuscules, contribue à la concordance et à l’équilibre de notre existence…
Alain Mabanckou
Librairie éphémère Libération :Santiago Amigorena en ronde de
nuit
Ce que l’auteur veut dire, veut «lui» dire, c’est son amour pour elle. A cette présence aussi prégnante qu’insaisissable - «L’amour peut-il finir ? L’amour
peut-il commencer ?»«Peut-on "avoir aimé" ?» -, l’écrivain offre le refuge d’un temps et d’un lieu : une nuit du passé, solitaire, dans le musée Picasso. Pas n’importe quel
écrin donc… s’il en est qui se referment, protecteurs, sur la pierre qu’ils étreignent, les murs du musée, eux, se font bientôt murmures. Là-bas, l’auteur retrouve hier et maintenant. Les
pages écrites en d’autres temps - «Cette noirceur progressive de la Ronde de nuit», les «petits êtres dansants des encres de Michaux»,«Nous avons tant
perdu»,«Vermeer»,«tes yeux gris de bleu» - rejoignent celles du présent. Entre les sculptures de Giacometti - dont l’exposition temporaire s’achève - et les œuvres de
Picasso, s’ouvre une valse onirique, saccadée et fluide, inquiète et emplie d’espoir, faite de solitude, et peuplée d’ombres qui s’interpellent. Le regard d’une des statues est le même que
celui de Néfertiti, dans un autre musée, au Caire. Serait-elle une seule et même femme ? Avec pour compagnon de route l’Expérience intérieure de Georges Bataille, livre de
chevet de l’aimée, l’auteur poursuit sa quête de fusion. On ne lui apprendra pas que les mots se jouent de nous. Ainsi, il n’a emporté qu’une chose : Bataille.
Amigorena le rappelle : s’il a écrit sur la peinture, la musique, elle, est en apparence absente de son œuvre. Pourtant, il nous fait entendre un son aux
ondulations mystérieuses et singulières qui, entrelaçant art et amour, n’en finit pas de traverser les âges.
Je vous donne à lire un poème de Michel Treutenaer, ancien attaché culturel dans de nombreux pays, il écrit et a déjà publié. Vous pouvez le découvrir par
l'intermédiaire de son blog dont je vous joins l'adresse :http://www.unbister.org/
Eléphant d'avril
Sur la carte d'Asie, des cohortes de nombres
témoignaient du danger d'un virus mal connu
Contagion, pneumonie, décès au menu
Les pays triomphants entamaient des jours sombres
Sur
tous les continents s'ajoutent les encombres
Services, industries se trouvent mis à nu
Les soignants au complet travaillent en continu,
Dans
les rues les chalands filent comme des ombres
Alors que l'épidémie allait allegro
Dernier pays d'Asie toujours à zéro,
Du million d'éléphants l'ancien royaume
Faisant fi des acmés de la Chine, du Siam,
Vide de symptômes près des villes fantômes,
Semblait être un îlot très éloigné des drames
Quand soudain, atteignant les deux, trois puis huit cas
Sans couvre-feu comme sur l'île de Lanka
On ferme écoles, massages et bars à bière
Mariages à l'arrêt, halte aux déplacements
Vers plaines, plateaux, montagnes, au nouvel An.
Cultiver son jardin ou faire sa prière ...
A lire
Les portes de Thèbes. Eclats de l'année deux mille quinze de Mathieu Riboulet, éditions Verdier, 2020
Compagnies de Mathieu Riboulet, éditions Verdier, 2020
A l’heure de la prise de conscience sur le harcèlement, Vincent Message nous plonge au cœur d’une entreprise où la loi du marché est la plus forte.
Cora Salme, qui revient de son congé maternité, s’apprête à reprendre son poste de chargée du marketing dans une compagnie d’assurances. Durant son absence la
société, fondée à la Libération, et jusqu’ici gérée de façon patrimoniale, a été rachetée. Bien décidée à la moderniser à marche forcée afin d’en obtenir un meilleur retour sur investissement, la
nouvelle équipe dirigeante va imposer une restructuration féroce, qui brise les salariés physiquement et moralement. Cora, qui avait renoncé à son rêve de vivre de son talent de photographe en
acceptant de prendre un travail salarié qui ne lui déplaisait pas trop, va peu à peu perdre pied jusqu’au drame final qui fera basculer sa vie.
Une de ces petites histoires qui racontent, mieux que les analyses économiques, le monde qui est dorénavant le nôtre. Depuis Balzac et Zola, peu d’écrivains se sont
risqués à en faire le sujet d’un livre. C’est pourquoi il faut saluer et lire le roman de Vincent Message Cora dans la Spirale, paru au Seuil. Passionnant de bout en bout, ce récit résonne fortement avec ce que nous vivons de féroces
absurdités dans notre propre travail. Mais c’est surtout un vrai roman contemporain, dont l’écriture épouse le rythme et la langue des univers où il nous entraîne, dépourvu de tout manichéisme
et, pour cela, d’une grande force.
L'écrivain Vincent Message livre son dernier roman, Cora dans la spirale (Seuil, 2019), dans lequel il narre les heurs et malheurs d'une femme, Cora Salme, qui vit difficilement
la conciliation entre sa vie professionnelle dans le marketing, son existence familiale et ses aspirations intimes.
"La littérature, ça raconte souvent l’histoire de gens qui rêvent plus grand que leur vie, à qui la vie réelle ne suffit pas."
Par-delà cette destinée particulière, dont Emma Bovary est l'un des modèles, l'auteur interroge le travail tel que le conçoit notre modernité. L'entreprise qu'il met
en scène incarne le passage d'un capitalisme dynastique à une organisation contemporaine dont les maîtres-mots sont le management et le marketing.
"J’essaye de raconter le travail comme une expérience corporelle qui peut nous rehausser […] mais qui peut aussi aspirer dans le sens inverse et vider
petit à petit la vie de son sens."
Comment le capitalisme s'est-il constitué ? Vincent Message met en lumière les ambiguïtés inhérentes à ce système en remontant à des questions aussi
fondamentales que le corps du salarié. Relatant les vertiges du travail en open space, le romancier offre une satire de cet univers, qui est également le lieu où s'entremêlent divers discours. En
décortiquant le langage managérial et ses appropriations individuelles, Vincent Message élabore un entrelacs romanesque qui pointe l'aliénation de notre condition.
"Dans une entreprise, les gens portent des masques, on est tous multiples. C'est aussi cette multiplicité là que j'ai essayé de rendre."
L'écrivain cristallise ces questionnements autour d'un personnage dont il explore la psyché. Son héroïne résiste à la violence économique du quotidien par ce que
l'écrivain Vincent Message nomme ses "nourritures spirituelles" : la photographie, la musique baroque, les arts qui la transportent. Il multiplie enfin les clins d'œil aux
écrivains qui l'ont nourri, de Flaubert aux modernistes, comme Musil ou Joyce.
"Les carnets, comme la photographie, ça sert à arrêter un instant en se disant : "Je ne me fie pas qu’à ma mémoire."
La correspondance de Marina Tsvetaieva et de Boris Pasternak.
Extraits lus en 10 épisodes
France culture, l’émission Fictions/le feuilleton - L'amour des mots - Marina Tsvetaieva et Boris Pasternak : une
correspondance russe _ 10 épisodes
1/10 "Comme la vie est bizarrement et stupidement taillée.Bizarrement, stupidement et
merveilleusement"
6/10 "Enfin, je suis avec toi. Comme tout est clair pour moi et comme j’y crois… Je t’aime si fort, Marina, si
complètement que je deviens une chose dans ce sentiment comme celui qui se baigne en pleine tempête"