Printemps des Poètes -  Livret des poèmes retenus en 2019

La deuxième personne qui tend la main

 

Elle est maintenant en haut de l’escalator la jeune Ophélie de gare. Pâle, frêle, tragique, elle offre à ceux qui veulent bien tendre la main un feuillet arraché à son petit bloc note :

  

« C’est pour vous , c’est gratuit, prenez, ne soyez pas effrayé, c’est de la poésie, c’est pour le Printemps des poètes , le Printemps de la poésie , la poésie aujourd’hui en fête, vive la poésie, et vive moi aussi qui suis poète, vive moi, vive ma vie, qu’elle ne meure , revive ma vie perdue, partie... »

 

 Je la regarde, pâleur extrême .M’approche d’elle , tend la main, attrape le poème, petite feuille à carreaux arrachée au carnet , écriture d’enfant , ronde, appliquée : »

 

 Mon rêve à quai,, et moi dans cette gare. Erreur d’aiguillage, aujourd’hui le tunnel. Mais demain peut-être le ciel ? »

 

C’est beau je dis, mais c’est triste. Alors elle sourit, son visage s’illumine :

 

 « Vous êtes la deuxième personne qui me tend la main et comme jamais deux sans trois... »

 

Maria Quintreau (brèves poétiques de train métro et gare)

 

 



A une passante

 

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

 

Charles Baudelaire

 



 

Le Bouquet

Que faites-vous là petite fille

 Avec ces fleurs fraîchement coupées

 Que faites-vous là jeune fille

 Avec ces fleurs ces fleurs séchées

 Que faites-vous là jolie femme

 Avec ces fleurs qui se fanent

 Que faites-vous là vieille femme

 Avec ces fleurs qui meurent

 

J'attends le vainqueur.

 Jacques Prévert


Sonnet : Le collier de griffes

 

Moi, je vis la vie à côté,
Pleurant alors que c’est la fête.
Les gens disent : « Comme il est bête ! »

En somme, je suis mal côté.

 

 J’allume du feu dans l’été,
Dans l’usine je suis poète ;
Pour les pitres je fais la quête.
Qu’importe ! J’aime la beauté.

 

 Beauté des pays et des femmes,
Beauté des vers, beauté des flammes,
Beauté du bien, beauté du mal.

 

J’ai trop étudié les choses ;
Le temps marche d’un pas normal ;
Des roses, des roses, des roses !

 

                               Charles Cros


J’ai vu une enfance violentée rêver devant un amandier en fleurs.
J’ai vu un homme emprisonné retrouver souffle à la lecture d’un poème.
J’ai vu le ciel déverser des tonnes d’azur sur nos morts.
J’ai vu la neige brûler moins que les larmes.
J’ai vu le soleil consoler un coquelicot, et réciproquement.
J’ai vu un arc-en-ciel en cavale sous l’orage.
J’ai vu un ange noir chanter sous les étoiles.
Et je n’ai trouvé qu’un mot pour dire cela qui transcende le chaos, l’éphémère et la joie mêlés de nos vies : LA BEAUTÉ.

 

Sophie Nauleau,


 Élégie d’automne

 

Le soleil revient, chaud, presque cru. Nous tenons
Les gages de notre survie, reflets blonds des dieux
Squares d’énigmes sur des parterres dorés
Sur les routes, les maisons, les lacs, les cheveux
Des très-belles… Tout nous distrait ici du chagrin
De l’ami trop tôt disparu. Clarté du ciel
Qui accuse ma solitude, attise mon angoisse.
Quel rendez-vous avec des beautés qui songent ?
Je bois l’eau claire de la fontaine, surpris
Par mon geste. La certitude que j’étreins
Est celle de mourir sans peine.

 

 Nimrod


 

Hymne à la beauté du monde

 

Ne tuons pas la beauté du monde
Chaque fleur chaque arbre que l'on tue

Revient nous tuer a son tour

 

Ne tuons pas la beauté du monde
Ne tuons pas le chant des oiseaux
Ne tuons pas le bleu du jour

Ne tuons pas la beauté du monde
Ne tuons pas la beauté du monde

Ne tuons pas la beauté du monde
La dernière chance de la terre

C'est maintenant qu'elle se joue

Ne tuons pas la beauté du monde
Faisons de la terre un grand jardin
Pour ceux qui viendront après nous
Après nous

 

Luc Plamondon

 


 

Rideau

 

 Le charme d’Aphrodite est un puissant virus.
Quiconque s’en défait triomphe à la Pyrrhus.
Il suffit d’un reflet de sa conque d’ivoire
pour semer le désir et troubler la mémoire.
Rien ne préservera l’humaine immunité
de tes bubons d’azur, ô funeste Beauté !

 

Ainsi le naufragé que la vague hypnotise
abandonne sa rame aux baisers de la brise,
ainsi le roi déchu sur qui la foudre tombe
immole sa pudeur aux cris de l’hécatombe,
ainsi le sombre ivrogne aux portes du trépas
confesse à Belzébuth ce qu’il ne devrait pas,

 

ainsi je t’ai voulu sans te vouloir, amour.
Ta belle éternité n’est qu’un aller-retour
entre deux horizons que l’abîme sépare
et ton vieil arc-en-ciel n’est qu’un appel de phare.

 

Hans Limon, (extrait de Poéticide)


Déclaration des poètes à leurs frères migrants, article 16 (le dernier)

Frères migrants, qui le monde vivez, qui le vivez bien avant nous, les poètes déclarent en votre nom, que le vouloir commun contre les forces brutes se nourrira des infimes impulsions. Que l’effort est en chacun dans l’ordinaire du quotidien. Que le combat de chacun est le combat de tous. Que le bonheur de tous clignote dans l’effort et la grâce de chacun, jusqu’à nous dessiner un monde où ce qui verse et se déverse par-dessus les frontières se transforme là même, de part et d’autre des murs et de toutes les barrières, en cent fois cent fois cent millions de lucioles ! — une seule pour maintenir l’espoir à la portée de tous, les autres pour garantir l’ampleur de cette beauté contre les forces contraires.

 

Patrick Chamoiseau(extrait de Frères migrants)


 

Je d’un accident d’amour

 

 Excès d’août et de lumière.

 

Je me lit, je me draps et les rideaux tirés.

Je me cigarette roulée et m’absence la force de dehors. J’invention une maladie au bureau. Je me fièvre et me courbatures, je me vomissements : probable insolation .Plus rien d’importance depuis cette fille sur une chaise verte du jardin du Luxembourg, voiliers miniatures et lecture de poche. Instinctivement, je pas vers elle et lui paroles futiles .Le soleil d’abord , la chaleur ensuite. Mc Ewan enfin. Elle me réponses courtes, elle se mèche de cheveux châtains et fins derrière l’oreille. Je lui proposition d’un café en terrasse, elle acceptation si un thé. Vert.

 

Loïc Demey


 

Sensation

 

Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, - heureux comme avec une femme.

 

Arthur Rimbaud


 

Femme noire

 

 

Femme nue, femme noire

 

Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté !

 

J'ai grandi à ton ombre; la douceur de tes mains bandait mes yeux.

 

Et voilà qu'au cœur de l'Été et de Midi, je te découvre Terre promise, du haut d'un haut col calciné

 

Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l'éclair d'un aigle.

 

 Femme nue, femme obscure

 

Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique ma bouche

 

Savane aux horizons purs, savane qui frémit aux caresses ferventes du Vent d'Est

 

Tam-tam sculpté, tam-tam tendu qui gronde sous les doigts du Vainqueur

 

Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée.

 

 Femme nue, femme obscure

 

Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l'athlète, aux flancs des princes du Mali

 

Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau

 

Délices des jeux de l'esprit, les reflets de l'or rouge sur ta peau qui se moire

 

A l'ombre de ta chevelure, s'éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.

 

 Femme nue, femme noire

 

Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l'Éternel

 

Avant que le Destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.

 

 

Léopold Sédar Senghor,  (extrait de "Chants d’ombre")

 


 Le lac

 

A ta surface glissent les cygnes,
les barques,
l’angoisse d’être mortel
Là-haut le ciel
joue en virtuose
avec sa palette de gris
Sur un banc vert
ma fillette et mes hivers
terrassés par son émerveillement
Si la vie a un visage
c’est celui d’une innocente
qui sans qu’on le sente
ressuscite
la fluidité des heures
sur le lac intemporel
où le vent léger
s’efforce de creuser
une vieillesse éphémère

 

 Kamal Zerdoumi

 


 Émerveillement

 

  Avec l’étonnement de mes regards, je vis,
Le chœur des beaux rayons de lune aux tons bleuis.

 

Et mes regards étaient stupéfaits et ravis…
Avec mes yeux ouverts grandement je les vis.

 

C’est pourquoi maintes fois, au hasard d’une veille,
Ouvert sur l’infini, mon regard s’émerveille.

 

Renée Vivien,  (extrait de Dans un coin de violettes)

 


 Cascade subliminale

 

 Les rochers s’enivrent de fraîcheur intemporelle
Gouttelettes éparpillées en écrins de plaisir
Pinceaux aux mille larmes embellies de transparence
Arc-en-ciel des désirs jaillissants de la montagne
Une histoire se dessine
journée ensoleillée
éclat des enfants
les yeux irisés par cette beauté inespérée
La descente
une marche après l’autre
l’enfer n’est pas là
La cascade a métamorphosé l’émotion
Alcool sublimé, volupté
L’Homme transformé en chérubin
patauge dans le bénitier de la terre
s’agenouillant
éperdu
parmi les crapauds aux regards cuivrés

 

Sybille Rembard

 

(extrait de Beauté fractionnée)

 


 

Oh ! Les yeux

 

 

Oh ! Les yeux, les beaux yeux de femmes

Que de choses nous y voyons

C’est de la lumière des âmes

Que nous croyons faits leurs rayons

 

Nous croyons lire en leurs prunelles

des perversités, des candeurs ;

Et nous mettons du rêve en elles,

Nous fiant à leurs profondeurs ;

 

Mais le trouble des yeux, leur vague,

Et leurs calmes de soirs d’été,

Leurs bleus changeants comme la vague,

Leur douce et vivante clareté,

 

a lumière exquise filtrée

Entre les cils frangés, tout ça

N’est rien qu’un peu d’humeur vitrée

qu’un peu de soleil nuança.

 

Les yeux sont des petites flaques

Reflétant du ciel sans savoir ;

Pas plus que s’ils étaient opaques

Les pensées ne peuvent s’y voir

 

Et, tout simplement, quand se lève

Leur regard profond et câlin,

S’ils vous paraissent pleins de rêves,

C’est qu’ils ont un beau cristallin

 

Edmond Rostand


 

Donner à voir

 

Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré. Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence où la mémoire ardente se consume pour recréer un délire sans passé. [...] On rêve sur un poème comme on rêve sur un être. La compréhension, comme le désir, comme la haine, est faite de rapports entre la chose à comprendre et les autres, comprises ou incomprises.

 

C'est l'espoir ou le désespoir qui déterminera pour le rêveur éveillé – pour le poète – l'action de son imagination. Qu'il formule cet espoir ou ce désespoir et ses rapports avec le monde changeront immédiatement.

 

 

Paul Eluard,  (extrait de L’évidence poétique)

 


 

Le flambeau vivant

 


 

Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumières,
Qu’un Ange très savant a sans doute aimantés ;
Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères,
Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.

 

Me sauvant de tout piège et de tout péché grave,
Ils conduisent mes pas dans la route du Beau ;
Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave ;
Tout mon être obéit à ce vivant flambeau.

 

Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique
Qu’ont les cierges brûlant en plein jour ; le soleil
Rougit, mais n’éteint pas leur flamme fantastique ;

 

Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil ;
Vous marchez en chantant le réveil de mon âme,
Astres dont nul Soleil ne peut flétrir la flamme !

 


 

Charles Baudelaire

 

(Recueil : "Les Fleurs du Mal")

 


 

Si tu n’es pas pluie, mon amour,

 

Sois arbre

 

Fécond.... Sois arbre

 

Si tu n’es pas arbre, mon amour,

 

Sois pierre

 

Humide....sois pierre

 

Et si tu n’es pas pierre, mon amour,

 

Sois lune

 

Dans le songe de l’aimée...Sois lune.

 

Ainsi parla une femme

 

A son fils qu’on enterrait .

 

...

 

Elance-toi dans le monde comme le poulain

 

Sois toi-même où que tu sois. Porte

 

Le seul poids de ton cœur, et reviens

 

Si ton pays s’élargit à tous les pays, et

 

Change son état.

 

 

 

Mahmoud Darwich

 

(Extrait Anthologie)

 


 

Prologue d'Une saison en enfer

 


 

Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. 
Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. − Et je l'ai trouvée amère. − Et je l'ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié!
Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. Sur toute joie pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce.
J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie.
Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot.

 


 

Arthur Rimbaud

 

(extrait d'Une saison en enfer)

 


 

Ils cassent le monde

 

 

 

Ils cassent le monde
En petits morceaux
Ils cassent le monde
A coups de marteau
Mais ça m'est égal
Ça m'est bien égal
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez
Il suffit que j'aime
Une plume bleue
Un chemin de sable
Un oiseau peureux
Il suffit que j'aime
Un brin d'herbe mince
Une goutte de rosée
Un grillon de bois
Ils peuvent casser le monde
En petits morceaux
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez

Ils cassent le monde
Avec leurs marteaux pesants
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez, mon cœur

 

  Boris Vian

 


Je vous envoie un bouquet

 

 Je vous envoie un bouquet que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies ;
Qui ne les eût à ce vêpre cueillies
Chutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés bien qu'elles soient fleuries
En peu de temps cherront toutes flétries
Et comme fleurs périront tout soudain.

Le temps s'en va, le temps s'en va, ma Dame,
Las ! le temps non, mais nous, nous en allons,
Et tôt serons étendus sous la lame ;

Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n'en sera plus nouvelle ;
Pour ce, aimez-moi cependant qu'êtes belle.

Pierre de Ronsard

 

extrait de Continuation des Amours)

 


 

J’ai tous les droits pour décrire ton événement. Livre des oiseaux en main, je te conseille de ne pas courir, pas comme tu le fais du moins. Tu parles presque. Nul filet ne trie les remous de ta langue. Sa demande excessive, d’air d’appui d’entame. Tu es mon paradis. Mon paradis paradisiaque, où je fais boire tous mes instants, même les plus bestiaux parce que je ressemble aux bêtes quand je regarde le monde se nier dans la guerre des corps, toujours plus vaste toujours plus noire, toujours plus précise dans le dénombrement des corps. Tu es mon paradis. Mon éclatant jardin quand tu marches vers moi, les cheveux en proie à la coiffure du soleil. C’est elle que tu promènes dans les feuilles toutes vertes du week-end. Tu pousses la poussière d’un pied. Un pied ne suffit pas. Tu renverses toutes les étoiles de la nappe, toutes celles du ciel, tout ce qui n’est pas toi. Parfois tu te renverses dedans. Comme dans les bras de chair d’un lit jumeau. Comme l’écharpe qui réchauffe tous les visages. Tu es mon paradis, tout juste à ton prénom. La haine peut s’abattre.

 


 

Marie-Noëlle Agniau

 

(extrait de Temps béni où fut sommeil)

 


 

Le matin

 

 

 

Cri du coq

 

Chant du cygne de la nuit

 

Monocorde et fastidieux message

 

Qui ne crie

 

Aujourd’hui ça recommence

 

Aujourd’hui encore aujourd’hui

 

Je n’entends pas ta romance

 

Et je fais la sourde oreille

 

Et je n’écoute pas ton cri

 

Pourtant je me lève de bonheur

 

Presque tous les jours de ma vie

 

Et j’égorge en plein soleil

 

Les plus beaux rêves de mes nuits.

 

 

 

 

 

 

 

Jacques Prévert

 


 

Le Poème (inédit)

 


 

Le poème tient dans la main
le temps d’un voyage à fleur de chair

 

A la lisière d’un bruit fragile
dont l’envie dure

 

Au remous des sables galants
quand la mer se retrousse
pour arranger l’étoile…

 

Avec ses trous d’oiseaux
c’est la maison du printemps

 

Avec ses veines bleues
c’est l’habité par ses douleurs

 

Avec ses feuilles
qui ont plus que du vent à raconter
c’est la permission de séjour

 

Avec ses fruits
tombés à terre
il décide des grands départs.

 

Maram al-Masri

 


 

Saison de sel (à Isabelle)

 


 

Les caprices de notre automne ne mènent à rien
Je voudrais offrir à tes yeux des rivières
des roses absolues
des années labourées sans récolte de cendres
Je voudrais remonter notre destin de l’abîme
préserver la mémoire de l’Euphrate
loin des rêves pris entre les plis du silence
d’exilés morts à force de regret

Les saisons n’ont pas laissé de traces
et la rivière étirée en cortège d’ombres blanches
parle de blessures
d’incendies après la pluie

Ces vieux jours éclaboussés de haine
nous ont permis d’apprivoiser la paix
Ces jours en mouvement lent
comme des restes de braises
dans la nuit morte

Il nous échoie la blancheur du sel
que le destin a tissé au royaume du vent
aussi haut que mes jours torturés

Avec ta sève
ce sel perdu dans les pentes de l’ombre
éblouie du cristal de tes hanches
que mon corps sans cesse conquérant
remontait

La forêt écimée dans l’immensité
nue face à la mer
témoignera plus tard
que le vent a humé les pierres
et dispersé les nuits brisées de la femme au visage d’argile

 

Salah AL Handami

 

(extrait de "Rebâtir les jours")

 


 

On lève les yeux au ciel
on reçoit un petit choc ― c’est rien
juste on a pris le jus de la beauté

 

Rien ne me révolte
je ne réclame rien
je loue le monde en locataire

 

Fureur démesurée
le sifflement
de l’eau dans la bouilloire

 

Écrasant un escargot
je songe à la frivole
gravité de mes pas

 


 

Laurent Albarracin

 

(extrait de Plein vent)

 


 

Avant de tout dire

 


 

Toute la beauté du monde, je ne peux pas te la dire. Mais rien ne m’empêche d’un peu l’approcher avec toi.

 


 

Il y a de si grands murs qui cachent les jardins, des dépotoirs au bord des plages, des ghettos dans des îles, tant de blessures aux paysages.

 

Par bonheur, un peu de splendeur demeure alentour et le dire, même tout bas, par amour, c’est croire encore qu’un jour, nous irons la trouver, toute la beauté du monde.

 


 

Carl Norac

 

(extrait du Le livre des beautés minuscules)

 


 

Je ne sais plus, je ne veux plus

 

Je ne sais plus d’où naissait ma colère ;
Il a parlé… ses torts sont disparus ;
Ses yeux priaient, sa bouche voulait plaire :
Où fuyais-tu, ma timide colère ?
Je ne sais plus.

 

Je ne veux plus regarder ce que j’aime ;
Dès qu’il sourit, tous mes pleurs sont perdus ;
En vain, par force ou par douceur suprême,
L’amour et lui veulent encor que j’aime ;
Je ne veux plus.

 

Je ne sais plus le fuir en son absence,
Tous mes serments alors sont superflus.
Sans me trahir, j’ai bravé sa présence ;
Mais sans mourir supporter son absence,
Je ne sais plus !

 


 

Marceline Desbordes-Valmore

 


 

Il pleut sur le déluge

 

 

 

Là où la dernière maison

 

Se perdait dans le blé

 

Il y avait une fillette

 

Qui la nuit allait avec un seau d’eau

 

Au milieu des champs pour y refléter la lune.

 

Puis elle la promenait alentour

 

Pour la montrer comme s’il y avait eu

 

Une grande lune dans le ciel

 

Et sa petite lune

 

Au fond du seau.

 

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Si tu soupçonnes que tu vas mourir

 

Fourre une boîte d’allumettes dans ta poche,

 

Car la nuit sera longue, longue .

 

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La bègue était une fille qui marchait en savates et s’habillait de haillons qui s’accrochaient à ses seins durs comme des cailloux.

 

Son bégaiement était si grand que d’un coup on voulait l’aider avec des mots jetés au milieu des siens jusqu’à ce qu’elle voulait dire fût clair et qu’elle éclatât de rire et tremblât toute entière avec un goût comme si on était dans sa chair.

 

 

 

Tonino Guerra

 

(extrait de Il pleut sur le déluge)